Entretien sur les bleus

Bien sûr, comme tout le monde, j’ai connu les périodes bleues de Picasso, d’Yves Klein et d’autres.
Mais en 1991, le hasard a voulu que pour le 700e anniversaire de la Confédération helvétique, je sois allé en Haïti, à travers le projet Nova Helvetia. Quel ne fut pas le choc à la descente d’avion! Une petite cabane en face de la sortie de l’aéroport, trois musiciens jouaient et derrière un Bleu…! Etait-ce le ciel? Etait-ce le voyage? Etait-ce le mois de février? De passer de -70 à +320 ?
Ou simplement c’était le plus beau bleu que j’aie jamais vu.
Je n’y ai plus pensé pendant un ou deux jours, jusqu’au moment où avec notre 4X4 nous sommes descendus sur une petite ville qui s’appelle Jérémie. Les vieux murs en torchis colorés par des crépis aux pigments bleus, mélangés avec un peu de ciment, brûlés par le soleil, leur donnaient des fractures de vie.
Bien sûr j’ai commencé à les aimer, à dessiner les gens, les murs et les hasards de vie. Je dessinai tous les jours des têtes, des murs et je me suis rempli à la façon d’un photographe qui lâcherait des« clics-clacs de hasard ». Je n’y ai plus pensé après et le temps passait. Je suis revenu dans notre Suisse avec pleins d’images, sans savoir qu’en faire. Jusqu’au jour où j’ai vu un tableau de la période byzantine où j’ai ressenti le même choc. Du bleu, du bleu, du bleu je ne voyais ni l’or, ni les rouges, ni les sujets je me rappelle d’une seule chose: je pense que ça devait être une vierge orientale. À partir de ce jour-là, je me suis enfermé dans mon atelier en quête de bleu. Je me souviens des premiers moments où je recherchai ces bétons, ces fractures des Caraïbes, où ces humains mouraient dans les murs.
J’ai pendant longtemps bourlingué sur des matières: Huiles, acryliques, aquarelles et autres bêtises que l’on trouve dans les magasins des beaux-arts. Après deux ans de recherche, j’ai tout jeté et je suis reparti du début! Jaune d’oeuf, blanc d’oeuf, pigments, sabler et colle!
Par le plus grand des hasards, j’ai fait la rencontre d’une directrice de galerie qui m’a proposé une exposition pour les deux années suivantes et je ne sais pas pourquoi j’ai dit « oui! » en n’ayant rien! À partir de ce moment-là, je vivais intérieurement; mon âme aux Caraïbes et mon corps en Suisse. Chaque geste me menait à des métamorphoses alchimiques. Je chauffai des couleurs, je passai des chalumeaux dessus, comme là-bas en Haïti où l’on brûlait des maisons et je retrouvai ces restes de bois et ces restes de bleus de couleur dans mon atelier.
j’ai d’abord fait une première série de dix tableaux, des visages, des mains qui se cassaient dans ces bétons de matière que je venais de découvrir. Mais la violence me surprenait tellement que je n’ai pu faire autrement que de les poncer, en les caressant, jusqu’au moment où la matière devenait tactile. j’ai cherché de l’encaustique, que j’ai chauffé avec un tout petit peu de térébenthine, je leur ai appliqué cette matière, comme pour panser les bleus de leur blues de vie.
Bien sûr j’aurais pu parler plus de métier et de savoir faire mais en premier lieu
c’est l’âme qui compte dans l’Art.
Joe Boehler